Cet article est disponible dans le numéro 79 de la revue Rébellion, inspiré d’une conférence donnée par David L’Epée le 4 mars 2017 à Marseille à l’invitation de l’Action française.
« C’est François Mitterrand – avec Pierre Bérégovoy – qui a déréglementé l’économie française et l’a largement ouverte à toutes les formes de concurrence. C’est Jacques Delors qui a été, à Paris comme à Bruxelles, l’un des bâtisseurs de l’Europe monétaire avec les évolutions qu’elle impliquait sur le plan des politiques macroéconomiques. C’est Lionel Jospin qui a engagé les regroupements industriels les plus innovants, quitte à ouvrir le capital d’entreprises publiques. »
Qui a écrit ça ? Que le coupable se dénonce ! Car on a beau, dans ces quelques phrases, concéder quelques mots flatteurs comme bâtisseurs ou innovants, on n’en a pas moins là un réquisitoire contre la gauche de gouvernement. Qui en est l’auteur ? Ce pourrait bien être Jean-Luc Mélenchon, l’homme qui se téléporte sous forme d’hologramme pour mieux dénoncer le capitalisme numérique et préfère, par un habile jeu de passe-passe lexical, appeler à la relance d’activité plutôt qu’à la croissance – alors que le marxiste qu’il prétend être devrait savoir qu’il s’agit dans les deux cas d’un même phénomène économique, qui est l’accumulation du capital. Mélenchon qui, comme le rappelait encore Aurélien Bernier il y a quelques années, accumule les contradictions [1] : revendiquant la souveraineté populaire mais refusant de lier cette dernière à la nation qui en est pourtant le cadre privilégié, rêvant d’une autre Europe mais sans réelle volonté de rupture avec l’ordre juridique et monétaire bruxellois, professant l’anti-capitalisme mais refusant toute recette de type protectionniste. Mélenchon dont les contradictions se retrouvent jusque dans le nom de son parti : son Front pourrait être populaire, pourrait être socialiste, pourrait être communiste même, mais il ne saurait en aucun cas être de gauche ! Je ne reviendrai pas ici sur cette incompatibilité fondamentale entre l’idée de gauche et l’idée de socialisme, j’en ai parlé déjà à plusieurs reprises et je renvoie ceux pour qui ce n’est pas encore une évidence aux textes et interventions que j’y ai consacrés ces dernières années [2]. Non, décidément, l’auteur de cette phrase ne peut pas être Mélenchon, il croule lui-même sous un trop grand nombre d’incohérences pour se permettre décemment de pouvoir faire le procès du PS – dont il est d’ailleurs issu, faut-il le rappeler.
Qui a donc écrit ces vilaines choses, qui est le coupable ? Philippe Poutou ? Marine Le Pen ? François Asselineau ? Non, vous n’y êtes pas, ne cherchez pas dans l’opposition, ce n’est pas là que vous trouverez la réponse ! Il s’agit tout simplement de François Hollande lui-même, dans un livre publié en 2006 (une conversation avec Edwy Plenel, qui est décidément dans tous les mauvais coups) et intitulé Devoirs de vérité. Et il est important de citer encore la phrase qui suit directement cet extrait et qui, pour ainsi dire, lui sert de conclusion : « Cessons donc de revêtir des oripeaux qui ne trompent personne. » [3] Bravo ! Il fallait oser une telle confession en pleine campagne des présidentielles, alors qu’une certaine Ségolène Royale avec qui il entretenait un lien privilégié était justement candidate sous les couleurs du Parti socialiste ! Difficile de ne pas voir, dans cet accès surprenant d’honnêteté, de cynisme diront certains, une sorte d’acte manqué – mais ce n’est pas notre sujet.
De quand date le divorce entre la gauche et le socialisme ?
Hollande a raison : l’inféodation de la gauche de gouvernement aux règles imposées par le marché ne date pas de lui, elle est bien antérieure, et on peut aisément remonter, par exemple, jusqu’à Pierre Mauroy et à ce qu’on a appelé alors le tournant de la rigueur – on peut même remonter plus loin encore dans le temps. Il n’y a guère que le néolibéral Guy Sorman pour penser (et se réjouir) qu’Hollande est l’artisan de ce tournant, prenant pour une mutation de fond ce qui n’était qu’une affaire de mots. L’ayant considéré avec horreur à son arrivée au pouvoir comme « l’ultime chef d’État en Europe qui se réclamait encore du socialisme dans sa version marxiste » (sic !), il l’applaudissait pourtant en janvier 2014, écrivant : « François Hollande se déclarant social-démocrate et non plus socialiste a mis un terme à une longue exception française. » [4] On connaît la haine de Sorman pour tout ce qui est français (c’est-à-dire pas assez américain) et vaguement socialisant (c’est-à-dire prétendant encore échapper aux règles de l’échange marchand généralisé). Cet oiseau de mauvais augure, qui s’est heureusement à peu près toujours trompé sur tout, pense que le marxisme a régné en France jusqu’à ce beau jour de janvier 2014. Pour lui il n’y a pas eu de 1968, il n’y a pas eu de 1983, ou alors ces événements-là ont pris à ses yeux un sens à rebours de celui que nous leur donnons.
Or il y a trois grilles de lecture possibles pour examiner cette fuite en avant de la gauche à l’œuvre maintenant depuis quelques décennies. La grille de lecture libérale (celle que nous venons d’évoquer) pour qui ces mutations ne sont que des variations sans grande importance, de simples nuances de rouge sur la palette d’un marxisme jamais assez moribond, de simples querelles de chapelle entre partisans de Lénine et partisans de Michel Rocard ou de Julien Dray – entre lesquels, comme chacun sait, il n’y a pas de différence significative. La grille de lecture gauchiste, celle qui ne cesse de se lamenter sur la trahison des soixante-huitards passés à l’ennemi avec armes et bagages, celle pour qui pouvoir rime presque nécessairement avec forfaiture et pour qui il existe, par exemple, un gentil Dany le Rouge et un mauvais Cohn-Bendit. Et il y a enfin ce que j’appellerais la grille de lecture révolutionnaire, la grille de lecture socialiste, au sens le plus noble, le plus exact et le plus cohérent du terme, et c’est cette vision-là que j’aimerais partager avec vous.